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JEUDI 19 MAI – DIMANCHE 22 MAI
LISBETH SALANDER PASSA la plus grande partie de la nuit du jeudi à lire les articles de Mikael Blomkvist et les chapitres de son livre qui étaient à peu près terminés. Comme le procureur Ekström misait sur un procès en juillet, Mikael avait posé une deadline pour l’impression au 20 juin. Cela signifiait que Super Blomkvist disposait d’un mois pour terminer la rédaction et pour combler tous les trous du texte.
Lisbeth ne comprenait pas comment il allait avoir le temps, mais c’était le problème de Mikael, pas le sien. Son problème à elle était de déterminer quelle attitude prendre par rapport aux questions qu’il lui avait posées.
Elle prit son Palm, entra dans [Table-Dingue] et vérifia s’il avait écrit quelque chose depuis la veille. Elle constata que tel n’était pas le cas. Ensuite elle ouvrit le document qu’il avait intitulé [Questions centrales]. Elle connaissait déjà le texte par cœur mais le relut quand même encore une fois.
Il esquissait la stratégie qu’Annika Giannini lui avait déjà exposée. Quand Annika lui avait parlé, elle avait écouté avec un intérêt distrait mais lointain, un peu comme si cela ne la regardait pas. Mais Mikael Blomkvist connaissait des secrets sur elle qu’Annika Giannini ne connaissait pas. C’est pourquoi il arrivait à présenter la stratégie d’une façon plus substantielle. Elle descendit au quatrième paragraphe.
[La seule personne qui peut déterminer de quoi aura l’air ton avenir est toi-même. Peu importent les efforts que fera Annika pour t’aider, ou moi et Armanskij et Palmgren et d’autres pour te soutenir. Je n’ai pas l’intention de te convaincre d’agir. C’est à toi de décider comment faire. Soit tu tournes le procès en ta faveur, soit tu les laisses te condamner. Mais si tu veux gagner, tu devras te battre.]
Elle se déconnecta et fixa le plafond. Mikael lui demandait l’autorisation de raconter la vérité dans son livre. Il avait l’intention d’occulter le passage du viol de Bjurman. Le chapitre était déjà écrit et il raccordait les wagons en établissant que Bjurman avait démarré une collaboration avec Zalachenko qui avait pris l’eau quand il s’était affolé et que Niedermann s’était vu obligé de le tuer. Il ne disait rien des motifs de Bjurman.
Foutu Super Blomkvist venait compliquer l’existence de Lisbeth Salander.
Elle réfléchit un long moment.
A 2 heures, elle prit son Palm et ouvrit le programme de traitement de texte. Elle cliqua sur Nouveau document, sortit le stylet électronique et commença à pointer des lettres sur le clavier digital.
[Mon nom est Lisbeth Salander. Je suis née le 30 avril 1978. Ma mère s’appelait Agneta Sofia Salander. Elle avait dix-sept ans à ma naissance. Mon père était un psychopathe, un assassin et un tabasseur de femmes du nom d’Alexander Zalachenko. Il avait travaillé comme opérateur illégal en Europe de l’Ouest pour le GRO, service de renseignements militaires soviétique.]
L’écriture n’avançait pas vite, puisqu’elle était obligée de pointer lettre par lettre. Elle formula chaque phrase dans sa tête avant de l’écrire. Elle ne fit pas une seule modification dans ce qu’elle avait écrit. Elle travailla jusqu’à 4 heures, heure à laquelle elle referma son ordinateur de poche et le rangea dans la cavité au dos de sa table de chevet. Elle avait alors produit l’équivalent de deux A4 à interligne continu.
ERIKA BERGER SE RÉVEILLA à 7 heures. Elle se sentait loin d’avoir eu son quota de sommeil, mais elle avait dormi sans interruption pendant huit heures. Elle jeta un regard sur Mikael Blomkvist qui dormait encore lourdement.
Pour commencer, elle alluma son téléphone portable et vérifia si elle avait reçu des messages. L’écran lui indiqua que son mari, Lars Beckman, l’avait appelée onze fois. Merde. J’ai oublié de le prévenir.
Elle composa son numéro et expliqua où elle se trouvait et pourquoi elle n’était pas rentrée la veille au soir. Il était fâché.
— Erika, ne refais jamais ça. Tu sais que ça n’a rien à voir avec Mikael, mais j’ai été malade d’inquiétude cette nuit. J’avais peur qu’il te soit arrivé quelque chose. Il faut que tu me préviennes quand tu ne rentres pas. Tu ne dois jamais oublier de le faire.
Lars Beckman savait parfaitement que Mikael Blomkvist était l’amant de sa femme. Leur relation existait avec son aval et son assentiment. Mais chaque fois qu’Erika avait décidé de passer la nuit chez Mikael Blomkvist, elle avait toujours d’abord appelé son mari pour expliquer la situation. Cette fois-ci, elle était allée à l’hôtel sans avoir autre chose en tête que dormir.
— Excuse-moi, dit-elle. Hier soir, je me suis écroulée.
Il grogna encore un peu.
— Ne sois pas fâché, Lars. Je n’ai pas la force pour ça en ce moment. Tu pourras m’engueuler ce soir.
Il grogna un peu moins et promit de l’engueuler quand il mettrait la main sur elle.
— Bon. Comment va Blomkvist ?
— Il dort. Elle rit tout à coup. Je ne t’oblige pas à me croire, mais on s’est endormi cinq minutes après être allé au lit. C’est la première fois que ça se passe comme ça.
— Erika, il faut prendre ça au sérieux. Tu devrais peut-être consulter un médecin.
La conversation avec son mari terminée, elle appela le standard de SMP et laissa un message pour le secrétaire de rédaction, Peter Fredriksson. Elle expliqua qu’elle avait eu un empêchement et qu’elle arriverait un peu plus tard que d’habitude. Elle lui demanda de décommander une réunion prévue avec les collaborateurs de la rubrique Culture.
Ensuite elle chercha sa sacoche, sortit une brosse à dents et se rendit dans la salle de bains. Puis elle retourna au lit et réveilla Mikael.
— Salut, murmura-t-il.
— Salut, dit-elle. Dépêche-toi d’aller à la salle de bains faire une toilette de chat et te laver les dents.
— Quoi… quoi ?
Il s’assit et regarda autour de lui avec tant de surprise qu’elle dut lui rappeler qu’il se trouvait à l’hôtel Hilton de Slussen. Il hocha la tête.
— Allez. Va dans la salle de bains.
— Pourquoi ?
— Je connais un bon thérapeute, dit-il. Parce que dès que tu en seras sorti, je vais faire l’amour avec toi.
Elle consulta sa montre.
— Et fais vite. J’ai une réunion à 11 heures et il me faut au moins une demi-heure pour m’arranger un visage. Et puis il me faut le temps d’acheter un chemisier propre en allant au boulot. Ça ne nous laisse que deux heures pour rattraper un tas de temps perdu.
Mikael fila dans la salle de bains.
JERKER HOLMBERG GARA la Ford de son père dans la cour chez l’ancien Premier ministre Thorbjörn Fälldin à Ås, près de Ramvik dans la commune de Härnösand. Il descendit de la voiture et jeta un regard autour de lui. On était jeudi matin. Il bruinait et les champs étaient franchement verts. A soixante-dix-neuf ans, Fälldin n’était plus un agriculteur en activité et Holmberg se demanda qui s’occupait de semer et de moissonner. Il savait qu’on l’observait depuis la fenêtre de la cuisine. Cela faisait partie des règles à la campagne. Il avait lui-même grandi à Hälledal près de Ramvik, à quelques jets de pierre de Sandöbron, l’un des plus beaux endroits au monde. De l’avis de Jerker Holmberg.
Il grimpa les marches du perron et frappa à la porte. L’ancien leader des centristes avait l’air vieux, mais semblait encore plein de vigueur.
— Salut Thorbjörn. Je m’appelle Jerker Holmberg. On s’est déjà rencontré, mais ça fait quelques années depuis la dernière fois. Mon père est Gustav Holmberg, il était élu centriste à la commune dans les années 1970 et 1980.
— Salut. Oui, bien sûr, je te reconnais, Jerker. Tu es policier à Stockholm, si je ne me trompe pas. Ça doit bien faire dix-quinze ans depuis la dernière fois.
— Je crois que ça fait même plus que ça. Je peux entrer ?
Il s’installa à la table de cuisine et Thorbjörn Fälldin entreprit de servir du café.
— J’espère que ton papa va bien. Ce n’est pas pour ça que tu es ici ?
— Non. Papa va bien. Il est en train de refaire le toit de la maison de campagne.
— Il a quel âge maintenant ?
— Il a eu soixante et onze ans il y a deux mois.
— Aha, dit Fälldin en s’asseyant. Alors que me vaut l’honneur de cette visite ?
Jerker Holmberg regarda par la fenêtre et vit une pie atterrir à côté de sa voiture et observer le sol. Il se tourna vers Fälldin.
— Je viens sans être invité et avec un gros problème. Il est possible que quand cette conversation sera terminée, je sois viré de mon boulot. Je suis ici au nom de mon travail, mais mon chef, l’inspecteur Jan Bublanski à la Crim à Stockholm, n’est pas au courant.
— Ça m’a l’air sérieux.
— Je serais donc dans de sales draps si mes supérieurs devaient avoir vent de cette visite.
— Je comprends.
— Mais j’ai peur que si je n’agis pas, une terrible erreur judiciaire risque de se produire, et pour la deuxième fois.
— Il vaudrait mieux que tu expliques.
— Ça concerne un homme du nom d’Alexander Zalachenko. Il était espion pour le GRO russe et il est venu chercher asile en Suède le jour des élections en 1976. On le lui a accordé et il a commencé à travailler pour la Säpo. J’ai des raisons de croire que tu connais l’histoire.
Thorbjörn Fälldin regarda Jerker Holmberg attentivement.
— C’est une très longue histoire, dit Holmberg, et il commença à parler de l’enquête préliminaire qui l’avait tenu occupé ces derniers mois.
ERIKA BERGER ROULA SUR LE VENTRE et reposa la tête sur ses mains. Elle sourit tout à coup.
— Mikael, tu ne t’es jamais dit que tous les deux, nous sommes en fait complètement azimutés ?
— Comment ça ?
— En tout cas, c’est mon cas. Je ressens un désir incroyable de toi. Je me sens comme une adolescente fofolle.
— Ah bon.
— Et ensuite je veux rentrer faire l’amour avec mon mari.
Mikael rit.
— Je connais un bon thérapeute, dit-il.
Elle lui tapota le ventre du doigt.
— Mikael, je commence à avoir l’impression que cette histoire de SMP n’est qu’une seule foutue erreur.
— Foutaises ! C’est une chance colossale pour toi. S’il y a quelqu’un pour ranimer ce vieux cadavre, c’est bien toi.
— Oui, peut-être. Mais c’est justement ça, le problème. SMP a tout d’un cadavre. Et ensuite tu m’as livré le bonus avec Magnus Borgsjö hier soir. Je ne comprends plus ce que j’y fais.
— Laisse les choses se tasser un peu.
— Oui. Mais cette affaire Borgsjö ne me fait pas marrer. Je n’ai pas la moindre idée de comment je vais gérer ça.
— Je ne sais pas non plus. Mais on trouvera quelque chose.
Elle resta silencieuse un moment.
— Tu me manques.
Il hocha la tête et la regarda.
— Tu me manques aussi, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il faudrait pour que tu passes à SMP et que tu deviennes chef des Actualités ?
— Jamais de la vie. Ce n’est pas un dénommé Holm qui est chef des Actualités ?
— Oui. Mais c’est un crétin.
— Je suis d’accord avec toi.
— Tu le connais ?
— Bien sûr. J’ai fait un remplacement de trois mois sous ses ordres au milieu des années 1980. C’est un enfoiré qui dresse les gens les uns contre les autres. En plus…
— En plus quoi ?
— Bof. Rien. Je ne veux pas colporter de ragots.
— Dis-moi.
— Une nana qui s’appelait Ulla quelque chose, une remplaçante aussi, affirmait qu’il donnait dans le harcèlement sexuel. Je ne sais pas ce qui est vrai ou faux, mais le syndicat n’est pas intervenu et elle n’a pas obtenu prolongation de son contrat comme il avait été dit au départ.
Erika Berger regarda l’heure et soupira, bascula les jambes par-dessus le bord du lit et disparut dans la douche.
Mikael n’avait pas bougé quand elle revint en s’essuyant, avant de vite s’habiller.
— Je reste encore un moment, dit-il.
Elle lui planta une bise sur la joue, agita la main et se sauva.
ROSA FIGUEROLA SE GARA à vingt mètres de la voiture de Göran Mårtensson dans Luntmakaregatan, juste à côté d’Olof Palmes gata. Elle vit Mårtensson faire à pied les soixante mètres qui le séparaient de l’horodateur. Il rejoignit Sveavägen.
Rosa Figuerola se dispensa du paiement. Elle le perdrait de vue si elle passait d’abord à la machine. Elle suivit Mårtensson jusqu’à Kungsgatan où il tourna à gauche. Il poussa la porte du Kungstornet. Elle rouspéta, mais n’eut pas le choix et attendit trois minutes avant de le suivre à l’intérieur du café. Il était assis au rez-de-chaussée et parlait avec un homme blond, dans les trente-cinq ans, et apparemment costaud. Un flic, pensa Rosa Figuerola.
Elle l’identifia comme l’homme que Christer Malm avait photographié devant le Copacabana le 1er Mai.
Elle prit un café et s’installa à l’autre bout du troquet, et ouvrit Dagens Nyheter. Mårtensson et son partenaire parlaient à voix basse. Elle ne pouvait pas distinguer un seul mot. Elle sortit son téléphone portable et fit semblant d’appeler quelqu’un – ce qui était inutile puisque aucun des deux hommes ne la regardait. Elle prit une photo avec le portable, sachant parfaitement que ce serait en 72 dpi et donc de qualité trop médiocre pour être publiable. En revanche, elle pourrait servir de preuve que la rencontre avait réellement eu lieu.
Au bout d’un peu plus de quinze minutes, l’homme blond se leva et quitta le Kungstornet. Rosa Figuerola jura intérieurement. Pourquoi n’était-elle pas restée à l’extérieur ? Elle l’aurait reconnu quand il quittait le café. Elle avait envie de se lever et de reprendre la chasse. Mais Mårtensson restait tranquillement là à finir son café. Elle ne voulait pas attirer l’attention en se levant pour suivre son ami non identifié.
Une petite minute plus tard, Mårtensson se leva et alla aux toilettes. Dès que la porte fut refermée, Rosa Figuerola fut sur pied et sortit dans Kungsgatan. Elle guetta dans les deux sens, mais l’homme blond avait eu le temps de disparaître.
Elle joua le tout pour le tout et se précipita au carrefour de Sveavägen. Elle ne le voyait nulle part et s’engouffra dans le métro. Sans espoir.
Elle retourna au Kungstornet. Mårtensson aussi avait disparu.
ERIKA BERGER JURA SANS RETENUE en revenant à l’endroit, à deux pâtés de maison du Samirs Gryta, où elle avait garé sa BMW la veille au soir.
La voiture était toujours là. Mais pendant la nuit, quelqu’un lui avait crevé les quatre pneus. Putain de saloperie de foutus rats ! jura-t-elle intérieurement en bouillonnant de rage.
Il n’y avait pas beaucoup d’alternatives. Elle appela le service de dépannage et expliqua sa situation. Elle n’avait pas le temps de rester à attendre, et elle glissa la clé de contact à l’intérieur du tuyau d’échappement pour que les dépanneurs puissent ouvrir la voiture. Ensuite, elle rejoignit Mariatorget où elle prit un taxi.
LISBETH SALANDER ENTRA SUR LE SITE de Hacker Republic et constata que Plague était connecté. Elle le sonna.
[Salut Wasp. C’est comment, Sahlgrenska ?]
[Calmant. J’ai besoin de ton aide.]
[Ça alors ! ! !]
[Je ne pensais pas que j’allais avoir à le demander.]
[Ça doit être sérieux.]
[Göran Mårtensson, domicilié à Vällingby. J’ai besoin d’avoir accès à son ordinateur.]
[OK]
[Tout le matériel doit être transféré à Mikael Blomkvist à Millenium.]
[OK. Je m’en occupe.]
[Big Brother surveille le téléphone de Super Blomkvist et probablement ses mails. Tu dois tout envoyer à une adresse hotmail.]
[OK.]
[Si je ne suis pas disponible, Blomkvist aura besoin de ton aide. Il faut qu’il puisse te contacter.]
[Hmm]
[Il est un peu carré mais tu peux lui faire confiance.]
[Hmm]
[Tu veux combien ?]
Plague resta silencieux pendant quelques secondes.
[Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ta situation ?]
[Oui.]
[Ça va t’aider ?]
[Oui.]
[Alors c’est ma tournée.]
[Merci. Mais je paie toujours mes dettes. Je vais avoir besoin de ton aide jusqu’au procès. Je paie 30.000.]
[C’est dans tes moyens ?]
[C’est dans mes moyens.]
[OK]
[Je pense qu’on va avoir besoin de Trinity. Tu crois que tu arriveras à le faire venir en Suède ?]
[Pour faire quoi ?]
[Ce qu’il sait faire le mieux. Je lui paie les honoraires standard + les frais.]
[OK. Qui ?]
Elle expliqua ce qu’elle voulait qu’il fasse.
LE DR ANDERS JONASSON parut soucieux le vendredi matin en contemplant un inspecteur Hans Faste passablement irrité de l’autre côté du bureau.
— Je regrette, dit Anders Jonasson.
— Je n’arrive pas à comprendre. Je croyais que Salander était rétablie. Je suis venu à Göteborg d’une part pour pouvoir l’interroger, d’autre part pour les préparatifs de son transfert dans une cellule à Stockholm, qui est sa place.
— Je regrette, dit Anders Jonasson de nouveau. J’ai très envie d’être débarrassé d’elle, parce qu’on n’a pas exactement un trop-plein de lits. Mais…
— On ne peut pas envisager qu’elle simule ?
Anders Jonasson rit.
— Je ne pense pas que ça soit vraisemblable. Comprenez quand même ceci. Lisbeth Salander a été blessée à la tête. J’ai sorti une balle de son cerveau et c’est une situation qui a tout d’une loterie quant à ses chances de survivre. Elle a survécu et son pronostic a été particulièrement satisfaisant… tellement satisfaisant que mes collègues et moi-même étions prêts à signer sa sortie. Puis il y a eu une nette dégradation hier. Elle s’est plainte d’un fort mal de tête et elle a soudain développé une fièvre qui va et vient. Hier elle était à 38 avec des vomissements à deux reprises. Au cours de la nuit, la fièvre a baissé et sa température était presque normale, et j’ai cru que c’était quelque chose de temporaire. Mais en l’examinant ce matin, elle avait près de 39, ce qui est grave. Maintenant dans la journée, la fièvre a de nouveau baissé.
— Alors c’est quoi qui ne va pas ?
— Je ne le sais pas, mais le fait que sa température monte et descend indique que ce n’est pas une grippe ou ce genre d’affection. Je ne peux cependant pas dire exactement ce que c’est, mais ça peut être aussi simple qu’une allergie à un médicament ou à autre chose qu’elle a touché.
Il afficha une photo sur l’ordinateur et montra l’écran à Hans Faste.
— J’ai demandé une radio du crâne. Comme vous pouvez le voir, il y a une partie plus sombre ici juste à l’endroit de la blessure. Je n’arrive pas à déterminer ce que c’est. Ça peut être la blessure qui cicatrise mais ça peut aussi être une petite hémorragie. Mais avant qu’on ait déterminé ce qui ne va pas, je ne vais pas la lâcher, quelle que soit l’urgence.
Hans Faste hocha la tête, résigné. Il n’en était pas à argumenter avec un médecin, personnage qui a le pouvoir de vie et de mort, et qui est le plus près d’un représentant de Dieu qu’on puisse trouver sur terre. A l’exception des policiers. En tout cas il n’avait ni la compétence ni le savoir pour déterminer à quel point Lisbeth Salander allait mal.
— Et que va-t-il se passer maintenant ?
— J’ai ordonné du repos complet et une interruption de sa rééducation – elle en a besoin à cause des blessures à l’épaule et à la hanche.
— OK… je dois contacter le procureur Ekström à Stockholm. C’est un peu arrivé comme une surprise, tout ça. Qu’est-ce que je peux lui annoncer ?
— Il y a deux jours, j’étais prêt à approuver un déplacement peut-être pour la fin de la semaine. Dans la situation actuelle, il faudra attendre un certain temps. Il vous faudra l’avertir que je ne vais sans doute pas prendre de décision cette semaine et qu’il faudra peut-être deux semaines même, avant que vous puissiez la transporter à la maison d’arrêt à Stockholm. Tout dépend de l’évolution.
— La date du procès est fixée au mois de juillet…
— Si rien d’imprévu ne se passe, elle devrait être sur pied bien avant.
L’INSPECTEUR JAN BUBLANSKI contempla avec méfiance la femme musclée de l’autre côté de la table de café. Ils étaient installés sur une terrasse à Norr Mälarstrand. On était le vendredi 20 mai et l’air était estival. Elle avait montré sa carte professionnelle, qui annonçait Rosa Figuerola de la Sûreté, et elle l’avait cueilli à 17 heures, au moment où il allait rentrer chez lui. Elle avait proposé un entretien particulier au-dessus d’une tasse de café.
Au début, Bublanski avait été récalcitrant et bougon. Au bout d’un moment, elle l’avait regardé droit dans les yeux en disant qu’elle n’était pas en mission officielle pour l’interroger et que bien entendu il n’avait pas à lui parler s’il ne le désirait pas. Il avait demandé ce qu’elle voulait et elle avait expliqué en toute franchise que son patron lui avait donné pour mission de se faire une idée de ce qui était vrai et faux dans la prétendue affaire Zalachenko, qui parfois était mentionnée comme l’affaire Salander. Elle expliqua aussi qu’il n’était même pas tout à fait sûr qu’elle ait le droit de lui poser des questions et que c’était à lui de choisir s’il voulait lui répondre ou non.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? finit par demander Bublanski.
— Raconte-moi ce que tu sais sur Lisbeth Salander, Mikael Blomkvist, Gunnar Björck et Alexander Zalachenko. Comment est-ce que les morceaux s’imbriquent ?
Ils parlèrent pendant plus de deux heures.
TORSTEN EDKLINTH RÉFLÉCHIT en long et en large pour trouver comment poursuivre. Après cinq jours d’investigations, Rosa Figuerola lui avait fourni une suite d’éléments clairs et nets indiquant que quelque chose allait terriblement mal à la Säpo. Il comprenait la nécessité d’agir en douceur, avant de disposer de suffisamment de preuves pour étayer ses affirmations. Dans la situation actuelle, il se trouvait lui-même dans une certaine détresse constitutionnelle puisqu’il n’avait pas la compétence pour mener des enquêtes d’intervention en secret, et surtout pas dirigées contre ses propres collaborateurs.
Il lui fallait par conséquent trouver une formule qui rende ses mesures légitimes. Dans une situation de crise, il pourrait toujours faire référence à sa qualité de policier et au devoir du policier d’élucider des crimes – mais le crime en question était de nature constitutionnelle si extrêmement sensible qu’il serait probablement viré s’il faisait un faux pas. Il passa le vendredi à des ruminations solitaires dans son bureau.
Les conclusions qu’il en tirait furent que Dragan Armanskij avait raison, même si ça pouvait sembler invraisemblable. Il existait une conspiration au sein de la Säpo et un certain nombre de personnes agissaient en dehors ou à côté de l’activité régulière. Puisque cette activité s’était déroulée pendant de nombreuses années – au moins depuis 1976 quand Zalachenko était arrivé en Suède –, cela voulait dire qu’elle était organisée et bénéficiait de l’aval d’une hiérarchie. Il ignorait jusqu’à quel niveau la conspiration grimpait.
Il nota trois noms sur un bloc-notes.
Göran Mårtensson, Protection des personnalités. Inspecteur criminel.
Gunnar Björck, adjoint-chef à la brigade des étrangers. Décédé. (Suicide ?)
Albert Shenke, secrétaire général, DGPN/Säpo.
Rosa Figuerola était arrivée à la conclusion qu’au moins le secrétaire général avait dû mener la danse quand Mårtensson à la Protection des personnalités avait été déplacé au contre-espionnage sans vraiment l’être. Il passait son temps à surveiller le journaliste Mikael Blomkvist, ce qui n’avait absolument rien à voir avec l’activité du contre-espionnage.
A cette liste il fallait aussi ajouter d’autres noms extérieurs à la Säpo.
Peter Teleborian, psychiatre
Lars Faulsson, serrurier
Teleborian avait été recruté par la Säpo comme expert psychiatre à quelques reprises à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cela avait eu lieu très exactement à trois occasions, et Edklinth avait examiné les rapports des archives. La première occasion avait été extraordinaire : le contre-espionnage avait identifié un informateur russe au sein de l’industrie de téléphonie suédoise, et le passé de cet espion faisait craindre qu’il ait recours au suicide s’il était dévoilé. Teleborian avait fait une analyse remarquée pour sa justesse qui suggérait de reconvertir l’informateur en agent double. Les deux autres occasions où on avait fait appel à Teleborian étaient de menues expertises, d’une part concernant un employé au sein de la Säpo qui avait des problèmes d’alcool, d’autre part sur le comportement sexuel bizarre d’un diplomate d’un pays africain.
Mais ni Teleborian ni Faulsson – surtout pas Faulsson n’avait un emploi au sein de la Säpo. Pourtant, de par les missions qu’on leur confiait, ils étaient liés à… à quoi ?
La conspiration était intimement associée à feu Alexander Zalachenko, opérateur russe déserteur du GRO qui, selon les sources, était arrivé en Suède le jour des élections en 1976. Et dont personne n’avait entendu parler. Comment était-ce possible ?
Edklinth essaya de se représenter ce qui se serait possiblement passé s’il avait été parmi les cadres dirigeants de la Säpo en 1976 quand Zalachenko avait déserté. Comment aurait-il agi ? Discrétion absolue. Forcément. La défection ne devait être connue que d’un petit cercle exclusif si on ne voulait pas risquer que l’information arrive jusqu’aux Russes et… Un cercle petit comment ?
Une section d’intervention ?
Une section d’intervention inconnue ?
Si tout avait été conforme, Zalachenko aurait dû être confié au contre-espionnage. Dans le meilleur des cas, le service de renseignements militaires se serait occupé de lui. Sauf qu’eux n’avaient ni les ressources ni la compétence pour mener ce genre d’intervention. Ce fut donc la Säpo.
Et le contre-espionnage ne les avait jamais eues. Björck était la clé ; il avait manifestement été de ceux qui avaient géré Zalachenko. Mais Björck n’avait jamais eu quoi que ce soit à faire avec le contre-espionnage. Björck était un mystère. Officiellement, il avait un poste à la brigade des étrangers depuis les années 1970, mais en réalité personne ne l’avait aperçu à ce département avant les années 1990, quand il avait soudain été nommé chef adjoint.
Pourtant, Björck était la source principale des informations de Blomkvist. Comment Blomkvist avait-il obtenu de Björck qu’il lui révèle de telles bombes en puissance ? A lui, un journaliste ?
Les prostituées. Björck fréquentait des adolescentes prostituées et Millenium avait l’intention de le dénoncer. Blomkvist avait dû faire chanter Björck.
Ensuite, Lisbeth Salander avait fait son entrée.
Feu maître Nils Bjurman avait travaillé à la brigade des étrangers en même temps que feu Björck. C’était eux qui s’étaient chargés de Zalachenko. Mais qu’avaient-ils fait de lui ?
Quelqu’un avait forcément dû prendre les décisions. Avec un déserteur de ce niveau-là, l’ordre avait dû venir de plus haut encore.
Du gouvernement. Il y avait forcément un ancrage. Sinon ce serait impensable.
Impensable ?
Le malaise donnait des sueurs froides à Edklinth. Tout ceci était formellement compréhensible. Un déserteur de l’importance de Zalachenko devait être traité dans le plus grand secret. Lui-même en aurait décidé ainsi. Et c’était ce que le gouvernement Fälldin avait dû décider. Ça tenait la route.
Par contre, ce qui s’était passé en 1991 n’avait rien de normal. Björck avait recruté Peter Teleborian pour faire enfermer Lisbeth Salander dans un institut de pédopsychiatrie sous le prétexte qu’elle était psychiquement perturbée. Il s’agissait là d’un crime. D’un crime tellement énorme qu’Edklinth, très mal à l’aise, en eut à nouveau des sueurs froides.
Quelqu’un avait pris les décisions. Dans ce cas, il ne pouvait s’agir du gouvernement… Ingvar Carlsson avait été Premier ministre, suivi par Carl Bildt. Mais aucun politicien n’oserait s’approcher d’une décision allant ainsi totalement à l’encontre de toute loi et de toute justice, avec pour résultat un scandale catastrophique si elle était révélée.
Si le gouvernement était mêlé à cette affaire, la Suède ne valait pas mieux que la pire des dictatures au monde.
Ce qui n’était pas possible.
Et ensuite les événements du 12 avril à Sahlgrenska. Zalachenko abattu bien à propos par un redresseur de torts psychiquement malade, tandis qu’un cambriolage se déroule chez Mikael Blomkvist et qu’Annika Giannini est agressée. Dans les deux cas, l’étrange rapport de Gunnar Björck de 1991 était volé. Ça, c’était une info que Dragan Armanskij avait lâchée confidentiellement. Parce qu’aucune plainte n’avait été déposée.
Et en même temps, Gunnar Björck choisit de se pendre. Lui justement que, parmi tant d’autres, Edklinth aurait aimé coincer entre quatre yeux pour un entretien sérieux.
Torsten Edklinth ne croyait pas au hasard quand il prenait ces dimensions. L’inspecteur criminel Jan Bublanski ne croyait pas à un tel hasard. Mikael Blomkvist n’y croyait pas. Edklinth reprit son marqueur.
Evert Gullberg, soixante-dix-huit ans. Expert en fiscalité ? ? ?
Qui était ce foutu Evert Gullberg ?
Il songea à appeler le directeur de la Säpo, mais s’abstint pour la bonne raison qu’il ignorait jusqu’à quel échelon la conspiration montait. En résumé, il ne savait pas en qui il pouvait avoir confiance.
Après avoir éliminé la possibilité de se tourner vers quelqu’un au sein de la Säpo, il envisagea un instant de se tourner vers la police ordinaire. Jan Bublanski menait les investigations sur Ronald Niedermann et serait évidemment intéressé par toute information annexe. Mais d’un point de vue politique, cela était impossible.
Il sentit un lourd fardeau lui peser sur les épaules.
En fin de compte, il ne restait qu’une solution qui soit constitutionnellement correcte et qui représentait peut-être un bouclier si à l’avenir il devait se retrouver en disgrâce politique. Il fallait qu’il se tourne vers le chef pour trouver un soutien politique à ses agissements.
Il regarda l’heure. Bientôt 16 heures. Il prit son téléphone et appela le ministre de la Justice qu’il connaissait depuis plusieurs années et qu’il avait rencontré lors de multiples exposés au ministère. Il l’eut au bout du fil en moins de cinq minutes.
— Salut Torsten, fit le ministre de la Justice. Ça fait un bail. Qu’est-ce qui me vaut cet appel ?
— Très franchement, je crois que je t’appelle pour vérifier quelle crédibilité tu m’accordes.
— Quelle crédibilité ? Drôle de question. Je t’accorde une grande crédibilité. Pourquoi cette question bizarre ?
— Parce qu’elle précède une demande sérieuse et hors du commun… Je dois vous rencontrer, toi et le Premier ministre, et c’est urgent.
— Rien que ça.
— Pour te fournir des explications j’aimerais qu’on soit bien installé entre nous. J’ai sur mon bureau une affaire si étonnante que je voudrais vous en informer, toi et le Premier ministre.
— Ça m’a l’air grave.
— C’est grave.
— Est-ce que ça a quelque chose à voir avec des terroristes ou des menaces…
— Non. C’est plus grave que ça. Je mets toute ma réputation et ma carrière sur la balance en t’appelant pour te faire cette demande. Je n’aurais pas cette conversation si je n’estimais pas la situation extrêmement sérieuse.
— Je comprends. D’où ta question sur ta crédibilité… Tu voudrais rencontrer le Premier ministre quand ?
— Dès ce soir, si possible.
— Là, tu m’inquiètes carrément.
— Je crains que tu aies toutes les raisons d’être inquiet.
— La rencontre durera combien de temps ?
Edklinth réfléchit.
— Je pense qu’il me faudra une heure pour résumer tous les détails.
— Je te rappelle dans un petit moment.
Le ministre de la Justice rappela au bout d’un quart d’heure et expliqua que le Premier ministre avait la possibilité de recevoir Torsten Edklinth à son domicile le soir même à 21 h 30. Edklinth avait les mains moites en raccrochant. Bon, eh ben, il n’est pas impossible que dès demain matin ma carrière soit terminée.
Il souleva le combiné et appela Rosa Figuerola.
— Salut Rosa. Tu devras te présenter à 21 heures pour le service. Tenue correcte de rigueur.
— Je suis toujours en tenue correcte, dit Rosa Figuerola.
LE PREMIER MINISTRE CONTEMPLAIT le directeur de la Protection de la Constitution avec un regard qu’il fallait bien qualifier de sceptique. Edklinth se représentait des engrenages tournant à grande vitesse derrière les lunettes de l’homme.
Le Premier ministre déplaça son regard sur Rosa Figuerola qui n’avait rien dit pendant l’heure qu’avait duré l’exposé. Il vit une femme très grande et musclée qui lui rendait son regard avec une politesse pleine d’attente. Ensuite il se tourna vers le ministre de la Justice qui avait légèrement pâli au cours de l’exposé.
Pour finir, le Premier ministre respira à fond, ôta ses lunettes et laissa son regard se perdre dans le lointain.
— Je crois qu’il nous faudra un peu plus de café, finit-il par dire.
— Oui, merci, dit Rosa Figuerola.
Edklinth hocha la tête et le ministre de la Justice reprit le thermos.
— Laissez-moi faire un résumé pour être absolument sûr d’avoir tout bien compris, dit le Premier ministre. Vous soupçonnez qu’il existe une conspiration au sein de la Säpo qui agirait en dehors de ses missions constitutionnelles et que, au fil des ans, cette conspiration a mené une activité qu’il faut bien qualifier de criminelle.
Edklinth fit oui de la tête.
— Et vous vous adressez à moi parce que vous n’avez pas confiance en la direction de la Säpo.
— Oui et non, répondit Edklinth. J’ai décidé de me tourner directement vers vous parce que ce type d’activité est en contradiction avec la Constitution, mais je ne connais pas le but de la conspiration et je ne sais pas si je peux avoir mal interprété un élément. Cette activité peut être légitime après tout, et peut avoir l’aval du gouvernement. Dans ce cas, j’agis à partir d’informations erronées ou mal interprétées et je risque ainsi de dévoiler une opération secrète en cours.
Le Premier ministre regarda le ministre de la Justice. Tous deux comprenaient qu’Edklinth prenait ses précautions.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Tu es au courant de quelque chose ?
— Absolument pas, répondit le ministre de la Justice. Je n’ai rien vu dans aucun rapport de la Sûreté qui pourrait étayer cette affaire.
— Mikael Blomkvist pense qu’il s’agit d’un groupe intérieur à la Säpo. Il l’appelle le club Zalachenko.
— Je n’ai jamais entendu parler de ça. La Suède aurait accueilli et entretenu un transfuge russe de ce calibre… Il a donc déserté sous le gouvernement de Fälldin…
— J’ai du mal à croire que Fälldin aurait occulté une affaire pareille, dit le ministre de la Justice. Une désertion de cette envergure devrait être une affaire à transmettre en priorité absolue au gouvernement suivant.
Edklinth se racla la gorge.
— Le gouvernement de droite l’a laissée à Olof Palme. Il n’est un secret pour personne que quelques-uns de mes prédécesseurs à la Säpo avaient une opinion particulière sur Palme…
— Vous voulez dire que quelqu’un aurait oublié d’informer le gouvernement social-démocrate…
Edklinth hocha la tête.
— Je voudrais rappeler que Fälldin a assuré deux mandats. Les deux fois, le gouvernement a éclaté. La première fois, il a laissé la place à Ola Ullsten dont le gouvernement était minoritaire en 1979. Ensuite, le gouvernement a éclaté une deuxième fois lorsque les modérés ont abandonné et que Fälldin a gouverné avec les libéraux. M’est avis que la chancellerie du gouvernement se trouvait dans un certain chaos pendant les passations de pouvoir. Il est même possible qu’une affaire comme celle de Zalachenko ait été maintenue dans un cercle tellement restreint que le Premier ministre Fälldin n’y avait pas véritablement accès, ce qui fait qu’il n’a jamais eu quoi que ce soit à passer à Palme.
— Dans ce cas, qui est le responsable ? dit le Premier ministre.
Tout le monde sauf Rosa Figuerola secoua la tête.
— J’imagine qu’il est inévitable que les médias aient vent de ceci, dit le Premier ministre.
— Mikael Blomkvist et Millenium vont publier. Nous nous trouvons autrement dit dans une situation de contrainte.
Edklinth avait pris soin d’employer le nous. Le Premier ministre hocha la tête. Il comprenait le sérieux de la situation.
— Bon. Tout d’abord, je voudrais vous remercier de m’apporter cette affaire aussi rapidement que vous l’avez fait. D’ordinaire, je n’accepte pas ce genre de visites sans préavis, mais le ministre de la Justice m’a assuré que vous étiez un homme sensé et que quelque chose d’extraordinaire s’était forcément passé, vu que vous teniez à me voir en court-circuitant tous les canaux normaux.
Edklinth respira un peu. Quoi qu’il arrive, le courroux du Premier ministre ne le foudroierait pas.
— Maintenant il ne nous reste qu’à décider comment gérer tout ça. Auriez-vous des propositions ?
— Peut-être, répondit Edklinth en hésitant.
Il resta silencieux si longtemps que Rosa Figuerola finit par se racler la gorge.
— Puis-je parler ?
— Je vous en prie, dit le Premier ministre.
— S’il est vrai que le gouvernement n’est pas au courant de cette opération, alors elle est illégale. Le criminel dans ces cas-là est le responsable, c’est-à-dire le ou les fonctionnaires de l’Etat qui ont outrepassé leurs compétences. Si nous arrivons à prouver toutes les affirmations de Mikael Blomkvist, cela voudrait dire qu’un groupe de fonctionnaires de la Sûreté a mené une activité criminelle. Le problème revêt ensuite deux aspects.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
— Premièrement, il faut répondre aux questions : comment ceci a-t-il été possible ? Qui a la responsabilité ? Comment une telle conspiration a-t-elle pu se développer dans le cadre d’un organisme policier parfaitement établi ? Permettez-moi de rappeler que je travaille moi-même pour la DGPN/Säpo, et que j’en suis fière. Comment cela a-t-il pu se poursuivre aussi longtemps ? Comment l’activité a-t-elle pu être dissimulée et financée ?
Le Premier ministre hocha la tête.
— Cet aspect-là, des livres qui en parlent vont être publiés, continua Rosa Figuerola. Mais une chose est sûre : il existe forcément un financement et qui doit tourner autour de plusieurs millions de couronnes chaque année. J’ai examiné le budget de la Sûreté et je n’ai rien trouvé qu’on pourrait appeler le club Zalachenko. Cependant, comme vous le savez, il existe un certain nombre de fonds secrets auxquels le secrétaire général et le directeur du budget ont accès, mais pas moi.
Le Premier ministre hocha tristement la tête. Pourquoi la gestion de la Säpo relevait-elle toujours du cauchemar ?
— L’autre aspect concerne les protagonistes. Ou plus exactement les personnes qu’il convient d’appréhender.
Le Premier ministre fit la moue.
— De mon point de vue, les réponses à ces questions dépendent de la décision que vous allez personnellement prendre d’ici quelques minutes.
Torsten Edklinth retint sa respiration. S’il avait pu balancer un coup de pied dans le tibia de Rosa Figuerola, il l’aurait fait. Elle venait de trancher subitement droit dans la rhétorique pour affirmer que le Premier ministre était personnellement responsable. Lui-même avait pensé arriver à cette conclusion, mais seulement après une longue balade diplomatique.
— Quelle décision pensez-vous que je dois prendre ? demanda le Premier ministre.
— De notre côté, nous avons des intérêts en commun. Je travaille à la Protection de la Constitution depuis trois ans et j’estime qu’il s’agit là d’une mission d’une importance capitale pour la démocratie suédoise. La Sûreté s’est correctement comportée dans les contextes constitutionnels ces dernières années. Pour nous, il est important de mettre en avant qu’il s’agit d’une activité criminelle menée par des individus distincts.
— Ce genre d’activités n’a définitivement pas l’aval du gouvernement, dit le ministre de la Justice.
Rosa Figuerola hocha la tête et réfléchit quelques secondes.
— De votre côté, j’imagine que vous ne tenez pas à ce que le scandale atteigne le gouvernement – ce qui serait le cas si le gouvernement essayait d’occulter l’affaire, dit-elle.
— Le gouvernement n’a pas pour habitude d’occulter des activités criminelles, dit le ministre de la Justice.
— Non, mais posons comme hypothèse qu’il ait envie de le faire. Dans ce cas, le scandale serait incommensurable.
— Continuez, dit le Premier ministre.
— La situation actuelle est compliquée parce que nous, à la Protection de la Constitution, sommes obligés de mener des actions contraires aux règles pour avoir la moindre possibilité d’élucider cette histoire. Nous aimerions que cela se passe de façon juridiquement et constitutionnellement correcte.
— Nous le désirons tous, dit le Premier ministre.
— Dans ce cas, je propose que – en votre qualité de Premier ministre – vous donniez ordre à la Protection de la Constitution de tirer au clair ce fouillis au plus vite. Délivrez-nous une feuille de mission écrite et les autorisations nécessaires.
— Je ne suis pas sûr que ce que vous proposez soit légal, dit le ministre de la Justice.
— Si. C’est légal. Le gouvernement a le pouvoir de prendre les mesures les plus larges au cas où la Constitution dans sa forme est menacée de façon illégale. Si un groupe de militaires ou de policiers commençait à mener une politique des Affaires étrangères indépendante, cela signifierait de facto qu’un coup d’Etat aurait eu lieu dans notre pays.
— Affaires étrangères ? demanda le ministre de la Justice.
Le Premier ministre hocha brusquement la tête.
— Zalachenko était un transfuge d’une puissance étrangère, dit Rosa Figuerola. Il livrait ses informations, selon Mikael Blomkvist, à des services de renseignements étrangers. Si le gouvernement n’était pas informé, c’est donc qu’il y a eu coup d’Etat.
— Je comprends où vous voulez en venir, dit le Premier ministre. Laissez-moi maintenant exprimer ma pensée.
Le Premier ministre se leva et fit le tour de la table. Il s’arrêta devant Edklinth.
— Vous avez une collaboratrice intelligente. Et qui, de plus, n’y va pas par quatre chemins.
Edklinth déglutit et hocha la tête. Le Premier ministre se tourna vers son ministre de la Justice.
— Appelle ton secrétaire d’Etat et le directeur juridique. Dès demain matin, je veux un document qui donne à la Protection de la Constitution des pouvoirs extraordinaires pour agir dans cette affaire. La mission consiste à établir le degré de vérité dans les affirmations qui nous préoccupent, réunir une documentation sur leur étendue et identifier les personnes responsables ou impliquées.
Edklinth hocha la tête.
— Ce document ne doit pas établir que vous menez une enquête préliminaire – je peux me tromper, mais je crois que seul le procureur de la nation peut désigner un directeur d’enquête préliminaire à ce stade. En revanche, je peux vous donner pour mission de mener seul une enquête pour trouver la vérité. C’est donc une enquête officielle de l’Etat que vous allez mener. Vous me suivez ?
— Oui. Mais puis-je faire remarquer que je suis moi-même un ancien procureur ?
— Hmm. On va demander au directeur juridique de jeter un coup d’œil et de déterminer ce qui est formellement correct. Quoi qu’il en soit, vous êtes le seul responsable de cette enquête. Vous désignez vous-même les collaborateurs dont vous avez besoin. Si vous trouvez des preuves d’une activité criminelle, vous devez les transmettre au ministère public qui décide des actions judiciaires à mener.
— Il faut que je vérifie dans les textes exactement ce qui est en vigueur, mais il me semble que vous êtes tenu d’informer le porte-parole du gouvernement et la Commission constitutionnelle… tout ça va se savoir très rapidement, dit le ministre de la Justice.
— Autrement dit, il faut qu’on agisse vite, dit le Premier ministre.
— Hmm, dit Rosa Figuerola.
— Oui ? demanda le Premier ministre.
— Il reste deux problèmes… Premièrement, la publication de Millenium pourrait entrer en collision avec notre enquête et, deuxièmement, le procès de Lisbeth Salander va débuter dans quelques semaines.
— Est-ce qu’on pourra savoir quand Millenium a l’intention de publier ?
— On peut toujours poser la question, dit Edklinth. La dernière chose qu’on souhaite, c’est de se mêler des activités des médias.
— En ce qui concerne cette Salander…, commença le ministre de la Justice. Il réfléchit un moment. Ce serait terrible qu’elle ait réellement été victime des abus dont parle Millenium… est-ce que ça peut vraiment être possible ?
— Je crains que oui, dit Edklinth.
— Dans ce cas, il faut qu’on veille à ce qu’elle soit dédommagée et, avant tout, qu’elle ne soit pas victime d’un autre abus de pouvoir, dit le Premier ministre.
— Et comment allons-nous nous y prendre pour ça ? demanda le ministre de la Justice. Le gouvernement ne peut en aucun cas intervenir dans une action judiciaire en cours. Ce serait contraire à la loi.
— Est-ce qu’on peut parler avec le procureur…
— Non, dit Edklinth. En tant que Premier ministre, vous ne devez pas influencer le processus judiciaire en quoi que ce soit.
— Autrement dit, Salander doit mener son combat au tribunal, dit le ministre de la Justice. Et c’est seulement si elle perd le procès et fait appel que le gouvernement peut intervenir pour la gracier ou ordonner au ministère public de vérifier s’il y a lieu de refaire un procès.
Puis il ajouta quelque chose :
— Mais cela est valable uniquement si elle est condamnée à une peine de prison. Parce que si elle est condamnée à un internement psychiatrique, le gouvernement ne peut rien faire du tout. Alors il s’agit d’une question médicale, et le Premier ministre n’a pas la compétence requise pour déterminer si elle est saine d’esprit.
A 22 HEURES LE VENDREDI, Lisbeth Salander entendit la clé dans la serrure. Elle arrêta immédiatement l’ordinateur de poche et le glissa sous son oreiller. Quand elle releva les yeux, elle vit Anders Jonasson fermer la porte.
— Bonsoir, mademoiselle Salander, dit-il. Et comment vas-tu ce soir ?
— J’ai un mal de tête épouvantable et je me sens fiévreuse, dit Lisbeth.
— Ce n’est pas bien, ça.
Lisbeth Salander n’avait pas l’air d’être particulièrement tourmentée par la fièvre ou un mal de tête. Anders Jonasson l’examina pendant dix minutes. Il constata qu’au cours de la soirée, la fièvre était de nouveau beaucoup montée.
— C’est vraiment dommage que ça nous tombe dessus maintenant, alors que tu étais en si bonne voie de rétablissement. Maintenant, je ne peux malheureusement pas te relâcher avant au moins deux bonnes semaines.
— Deux semaines, ça devrait suffire.
Il la regarda longuement.
LA DISTANCE ENTRE LONDRES ET STOCKHOLM par la route est grosso modo de mille huit cents kilomètres, et il faut théoriquement environ vingt heures pour les parcourir. En réalité, il avait fallu près de vingt heures pour arriver seulement à la frontière entre l’Allemagne et le Danemark. Le ciel était couvert de nuages orageux lourds comme du plomb, et le lundi, lorsque l’homme qui se faisait appeler Trinity franchissait le pont de l’Øresund, la pluie se mit à tomber à verse. Il ralentit et actionna les essuie-glaces.
Trinity trouvait que c’était un cauchemar de conduire en Europe, avec tout ce continent qui s’entêtait à rouler du mauvais côté de la route. Il avait préparé son break le samedi matin et pris le ferry entre Douvres et Calais, puis il avait traversé la Belgique en passant par Liège. Il avait franchi la frontière allemande à Aix-la-Chapelle puis était remonté par l’autoroute en direction de Hambourg et du Danemark.
Son associé, Bob the Dog, était assoupi sur le siège arrière. Ils s’étaient relayés pour conduire et, mis à part quelques arrêts d’une heure pour manger, ils avaient maintenu une vitesse stable de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. Avec ses dix-huit ans d’âge, le break n’était pas en mesure de rouler plus vite.
Des moyens plus simples existaient pour se rendre de Londres à Stockholm, mais il était malheureusement peu probable de faire entrer une trentaine de kilos d’équipement électronique en Suède par un vol régulier. Bien qu’ils aient passé six frontières sur le trajet, Trinity ne s’était pas fait arrêter par un seul douanier ou agent de la police des frontières. Il était un chaud partisan de l’Union européenne, dont les règles simplifiaient les visites sur le continent.
Trinity avait trente-deux ans et il était né dans la ville de Bradford, mais il habitait le Nord de Londres depuis tout enfant. Il avait une très médiocre formation derrière lui, une école professionnelle qui lui avait fourni un certificat de technicien qualifié en téléphonie, et pendant trois ans, depuis ses dix-neuf ans, il avait effectivement travaillé comme installateur pour British Telecom.
En réalité, il avait des connaissances théoriques en électronique et en informatique qui lui permettaient de se lancer sans problème dans des discussions où il surpassait n’importe quel grand ponte arrogant en la matière. Il avait vécu avec des ordinateurs dès l’âge de dix ans, et il avait piraté son premier ordinateur à treize. Cela lui avait mis l’eau à la bouche et, à seize ans, il avait évolué au point de se mesurer avec les meilleurs du monde. Durant un temps, il passait chaque minute éveillée devant son écran d’ordinateur, créait ses propres logiciels et balançait des pourriels sur le Net. Il réussit à infiltrer la BBC, le ministère de la Défense anglais et Scotland Yard. Il réussit même, temporairement, à prendre la commande d’un sous-marin nucléaire britannique patrouillant en mer du Nord. Heureusement, Trinity faisait partie des curieux plutôt que du genre malveillant des vandales informatiques. Sa fascination cessait dès l’instant où il avait brisé un ordinateur et trouvé un accès pour s’approprier ses secrets. A la rigueur, il s’autorisait une blague de potache, style configurer un ordinateur dans le sous-marin pour qu’il invite le capitaine à se torcher le cul quand celui-ci demandait une position. Ce dernier incident avait occasionné une suite de réunions de crise au ministère de la Défense, et Trinity avait fini par comprendre qu’il n’était peut-être pas vraiment malin de se vanter de ses connaissances, à une époque où les gouvernements étaient sérieux quand ils menaçaient de condamner les hackers à de lourdes peines de prison.
Il avait suivi cette formation de technicien en téléphonie parce qu’il savait déjà comment fonctionnait le réseau téléphonique. Il avait très vite constaté l’archaïsme désespérant du réseau et s’était reconverti en consultant en sécurité, pour installer des systèmes d’alarme et vérifier des protections contre les vols. A certains clients soigneusement choisis, il pouvait également offrir des exclusivités telles que surveillance et écoutes téléphoniques.
Il était l’un des fondateurs de Hacker Republic, dont Wasp était un des citoyens.
Il était 19 h 30 le dimanche quand Trinity et Bob the Dog atteignirent les faubourgs de Stockholm. Ils passaient Kungens kurva à Skärholmen, lorsque Trinity ouvrit son téléphone portable et composa un numéro qu’il avait mémorisé.
— Plague, dit Trinity.
— Vous êtes où ?
— Tu m’as dit de téléphoner quand on passerait Ikea.
Plague décrivit le chemin pour l’auberge de jeunesse sur Långholmen où il avait réservé de la place pour ses collègues anglais. Plague ne quittant pratiquement jamais son appartement, ils se mirent d’accord pour se retrouver chez lui à 10 heures le lendemain.
Après un moment de réflexion, Plague décida de faire un gros effort et s’attaqua à la vaisselle, au nettoyage et à l’aération des lieux avant l’arrivée de ses invités.